■ Saint-John Perse sur Gide ■

11 janvier 2011 § Poster un commentaire

André Gide

 

Saint-John Perse sur Gide

Je ne me rappelle plus bien la fin de notre entretien de 1911. Gide, soudain, n’avait plus voulu parler que de musique ; ce qu’il fit longuement. J’examinai encore, avant de m’en aller, son grand piano de bonne marque, dans le hall… Et m’éloignant à pied, dans son quartier d’Auteuil, je me demandais si la musique, sa plus chère confidente, n’était pas, après tout, sa loi la plus constante et sa meilleure chance d’unité – la plus propre, en tout cas, à relier sans lier, et rassembler sans étreindre, les éléments multiples d’une aussi souple personnalité : aussi sensible, aussi mobile, et d’un cours aussi fluide, aussi continuel aussi, car la pensée de Gide semblait être la continuité d’une seule et libre inflexion… Ne se lasserait-il pas un jour de son goût de mimer pour comprendre ?

Sa sincérité du moins le garderait de se mimer lui-même. Et la musique entretenait en lui la source de cette sincérité. Une de ses toutes premières lettres, je m’en souviens bien, disputait déjà de musique (sur un point de doctrine soulevé par d’Indy en matière de composition musicale). Et la musique était demeurée entre nous sujet à discussion. À notre dernière rencontre, chez des amis, il y a quelque vingt ans, il me dit que la musique, au cours des dix dernières années où je n’avais plus rien su de lui, l’avait aidé à surmonter de graves crises de dépression.

 Or voici qu’écrivant ces lignes, après un si long temps, je songe encore, aujourd’hui, que ses deux dernières lettres devaient me parler seulement de musique. La dernière, datée de Taormina, 29 mai 1950, « en pleine saison Chopin », le montre, dans son épuisement physique, tout repris de sa vieille passion ; tout enflammé cette fois « d’un différend public » avec de grands virtuoses professionnels, et se préoccupant, en Italie même, « d’une série de conférences et de concerts organisés par l’Institut international Frédéric Chopin en l’honneur du grand Polonais »… La musique, en l’échauffant, tirait de lui un dernier sursaut final.

 Les sursis de santé semblaient un fait gidien : privilège nerveux d’un organisme aussi dépouillé que son art. Bien avant 1909, on s’était inquiété parfois de ses défaillances physiques, et chaque fois, mus d’un même sentiment, amis et ennemis avaient été prompts à mesurer tout ce que la disparition d’un Gide enlèverait à la vie littéraire française. Qui donc encore, d’aussi libre, s’attacherait, et de tel attachement, à la chose littéraire française ? Qui donc encore, avec autant de grâce et de courtoise autorité, susciterait le zèle et la sévérité ?

 Présence de Gide, en cette année de France 1909… Faveur du bel été normand. Sagesse et sel de l’an nouveau… Au balancement du clair feuillage de La Roque se modulait encore la phrase française dont André Gide venait d’enrichir notre temps.

 
 

Saint-John Perse

Washington, 29 mai 1951.

|in Bibliothèque de la Pléiade, pages 481-482|

 

 

 

Pour citer cet article:

Restitutio Benjamin Fondane – https://fondane.wordpress.com/

Gratias agimus.

 

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