■ Bruce Baugh sur Fondane et le Sionisme sans terre ■

7 avril 2011 § Poster un commentaire

Calligramme du livre des ‘Prophètes’ | cca. 1300 |

Les œuvres philosophiques et poétiques de Benjamin Fondane témoignent de son sentiment de solidarité avec le peuple juif, surtout face à la persécution antisémite frappante de son époque. Mais il se sent solidaire avec eux en tant qu’exilé: en tant que voyageur qui n’a pas de «chez soi» ou de foyer auquel il puisse retourner, en tant que quelqu’un qui est un «étranger» partout, et qui habite sur les routes qu’il partage avec d’autres exilés. Il occupe donc la position d’un exilé sans terre natale et sans patrie, solidaire avec d’autres qui subissent le même sort. Cette condition d’exilé, Fondane le voit bien, est en effet le sort des Juifs d’Europe, même des plus intégrés, à cause de l’attitude des non-Juifs, lesquels font une distinction entre un Français et un Juif français, entre un Allemand et un Juif allemand, et ainsi de suite. Dans la mesure où les Juifs sont considérés en tant qu’Autres par les autres, ils sont tous des exilés. C’est précisément cette condition d’exilé qui les unit: ils sont tous des gens sans terre dans le sens qu’ils ne sont chez eux dans aucun pays du monde à cause de l’antisémitisme.

Cependant, pour Fondane, le Sion n’est pas la Terre Promise que d’autres cherchaient en Palestine (un pays, d’ailleurs, qu’il ne connaît pas, si ce n’est à partir des films et de la propagande sioniste) [1], il n’est pas un territoire bien démarqué que l’on puisse retrouver sur une carte du monde, un endroit physique. Le Sion est plutôt une absence qui se manifeste à partir de l’horizon d’un idéal: l’idéal de la justice, de la fin de la persécution, de l’harmonie. Pour les Juifs qui fuient des pogroms ou qui sont traqués par les antisémites, l’absence de terre, l’absence de foyer désigne négativement la possibilité de vivre en paix parmi les autres et donc d’être chez soi où que ce soit dans le monde, et c’est précisément cette possibilité qui manque au monde et qui, par son absence, constitue le Sion. En tant qu’idéal, le Sion sert de point de repère pour mesurer la distance entre la condition actuelle des Juifs et la Justice en même temps qu’il désigne la condition future qui permettrait aux Juifs de regagner le statut d’individus libres de poursuivre leur propre destin. Or, pour Fondane, c’est toujours l’individu qui compte : les collectivités — les classes, les nations, les peuples — sont pour lui des abstractions, et l’on ne peut pas arriver à la «multiplicité foisonnante des individus réels et distincts, ces Pierre, ces Paul, ces Jacques», à partir d’une abstraction collective [2]. C’est plutôt à partir des individus réels et distincts qu’on arrive à la condition ou au sort qu’ils partagent. Leur solitude commune en tant qu’exilés se fait à partir de la solitude de chacun : «Pas même seuls! Des tas! Des tas de SEULS!» (MF, p. 89, p. 165). C’est donc à partir des souffrances et de l’aliénation que les Juifs subissent ― et qu’ils subissent pour la seule raison d’être juifs ―, qu’ils constituent une nation que Fondane appelle «Israël».  Faute de cette condition commune, ils redeviennent aussitôt de «simples» individus, qui ne partagent «avec leurs semblables, leurs frères» que la condition humaine. Si, comme Fondane remarque, «le Juif du Yémen est décidément d’une autre race que le Juif de la Russie» [3], ces individus de races différentes partagent toutefois la même histoire d’exil et de souffrance et le même idéal de justice à partir d’une expérience de la persécution qui est la même pour tous.

En bref, le Sion de Fondane n’est pas un pays réel du Moyen Orient ; c’est une revendication de la justice qui le rend solidaire avec tous les Juifs de son époque, subissant la persécution et les pogroms perpétrés par les gouvernements et mouvements antisémites, se trouvant sous l’incessante menace d’une condamnation à mort. Au lieu d’être un endroit physique, le Sion de Fondane est plutôt une a-topie, un non lieu [4] qui se trouve au-delà du monde réel et qui nous dévoile le fait que ce monde est privé de justice et de fraternité. Son «sionisme» est le cri d’un exilé qui tend le bras vers ses pairs et qui sollicite en même temps, de la part des non-Juifs, un engagement à mettre fin à l’antisémitisme. Que la justice soit réalisée, et l’«exil» des Juifs serait alors celui de la condition humaine tout court : le Juif serait enfin «un homme, tout simplement» (MF, p. 153); son errance ne serait plus celle du «Juif errant», traqué et persécuté, mais celle de l’homme moderne, du nomade libre de voyager dans l’espace infini [5], et de «se livrer totalement et sans arrière-pensée à l’angoisse métaphysique» (CM xvii) au lieu de s’abandonner à l’angoisse physique des menaces de mort. Contre l’idée assez répandue d’Edmond Jabès selon laquelle «être juif, c’est le sort de tous les hommes, parce que nous sommes tous en exil», Fondane souligne la singularité de l’errance juive, et nous fait voir que ce n’est que la fin de la persécution antisémite — c’est-à-dire l’avènement du Sion — qui permettrait aux Juifs de rejoindre l’exil et l’errance de la condition humaine. Le Sion, c’est la liberté du Juif d’errer en tant qu’être humain au lieu de fuir la violence antisémite.

Benjamin Fondane est né Benjamin Wechsler en Roumanie, en 1898. Dans sa poésie, la petite enfance de Fondane a l’apparence d’une vie harmonieuse, et elle est dépeinte comme une sorte de paradis: «Je viens d’une petite ville où pissaient les vaches» (MF, p. 24);  «j’étouffais de bonheur» (MF, p. 25). Dans un souvenir enjolivé par l’imagination, des paysans roumains et des commerçants juifs vivaient paisiblement ensemble dans «un temps béni» [6]: «Je me souviens : c’était de plus loin de l’enfance/ l’heure où la laitue a la voix si douce…» (MF 169). Deux mondes et deux langues, le roumain et le yiddish, se sont confondus et mélangés dans ce paradis rural et tranquille. Un beau jour, pourtant, ce paradis «s’écoulait et… n’est jamais revenu, et… ne reviendra qu’au jour du Jugement» (PU, p. 102). Pendant un voyage en train avec son père, le jeune Fondane (alors âgé de cinq ans) a vu des émigrants juifs fuyant les pogroms de l’Ukraine : «Les pogroms de l’Ukraine vous ont chassé des villes/ vous n’aviez que votre vie dans les valises» (MF, p. 32). «Suivent ces vers supprimés dans la version définitive: ‘l’existence même m’étonnait du Juif/ moi-même étais-je sans racines’» (PU, p. 105). Pour Fondane, ce fut là la perte du paradis : «C’est là que mon enfance est morte» (MF, p. 34). D’une manière soudaine et violente, Fondane a pris conscience de sa propre judéité à travers la persécution antisémite qui a isolé les émigrants juifs de leur environnement et les a déracinés. En même temps, il s’est rendu compte d’un écart s’inscrivant entre lui-même et les paysans roumains de son village : être Juif, cela voulait dire être vulnérable à la violence antisémite et, par conséquent, être toujours prêt à s’en aller ailleurs, toujours en route, sans havre ni sécurité. À partir de ce moment-là, Fondane s’est trouvé en exil, un Juif errant, solidaire avec des Juifs persécutés: «Émigrants, diamants de la terre, sel sauvage, / je suis de votre race, / j’emporte comme vous ma vie dans ma valise» (MF, p. 35; PU, p. 107, 133) [7]. Bien que le Juif du Yémen soit d’un autre lignage que le Juif de la Russie, les persécutés, ces émigrants qui portent leur vie dans leurs valises, sont de la même race. Au même moment, est née l’idée du Sion comme lieu de refuge, «un lieu où puisse enfin se retrouver l’homme» (PU, p. 90): «et Jérusalem n’était-il que symbole et que fable/ de ce havre qu’on cherche et qui est introuvable?» (MF, p. 33). C’est donc à travers son expérience de l’injustice que le poète revendique la justice. Plus précisément, c’est la perte de l’innocence de l’enfance et la découverte, à travers l’antisémitisme, de sa judéité, qui met Fondane en route «de cette fuite éperdue le long de l’histoire perdue» (MF, p. 33). Il est condamné à l’errance et à la solitude aussi longtemps que demeure l’injustice, condamné à l’errance singulière des persécutés et non pas simplement à l’errance de tout homme, étranger à cette terre, étranger à lui-même au sens purement métaphysique ou moral: «Car l’homme n’est pas chez lui sur cette terre/ étranger où qu’il aille,/ cette terre n’est pas à lui» (MF, p. 170). L’errance métaphysique demeure le privilège d’hommes libres; il faut d’abord l’avènement de la justice pour que l’errance juive devienne celle de tout homme.

Selon Monique Jutrin, l’idée d’errance est centrale dans l’œuvre de Fondane (PU, p. 90): «la figure de l’émigrant, l’exilé sans terre ni langue, hantait la poésie de Fondane d’une manière obsessionnelle» (voir PU, p. 90, p. 133) [8]. Mais l’errance est également centrale dans la vie de Fondane. D’abord, il y a la recherche du pseudonyme: Fondane utilisa plusieurs pseudonymes avant de choisir «Fundoianu», «Fundoaia» étant le nom d’une terre affermée par son grand-père paternel (PU, p. 24-25). Ensuite, à son arrivée en France, «Fundoianu» devint «Fondane», bien que les autorités françaises (et les autorités allemandes pendant l’occupation) ne le reconnaissaient que sous le nom de «Wechsler». Et puis il y la question de l’adhérence à une communauté culturelle ou linguistique. En Roumanie, Fondane écrivait en roumain pour les revues roumaines et les revues roumaines-juives, mais en même temps il éprouvait une grande passion pour la littérature française, comme en témoigne son premier livre en roumain en 1922, Livres et images de France, lequel contient des études consacrées à Baudelaire, Proust, Gide et Claudel. Dans sa préface, Fondane affirme: «la littérature française, je ne l’ai pas connue — je l’ai vécue» (PU, p. 37). Cependant, à l’époque, il n’écrivait pas en français, et quand il est allé à Paris en 1923, il s’est heurté à beaucoup de difficultés linguistiques. Un Juif en Roumanie qui aime la littérature française, et puis un Juif-roumain en France: c’est le double exil de Fondane (PU, p. 131) [9].

Même avant son départ pour la France, Fondane errait entre le roumain (sa première langue) et le français, et entre son identité roumaine et son identité juive. Quant à l’hébreu, Fondane ne comprenait pas cette langue (PU, p. 20), bien qu’il semblerait que sa mère lui ait chanté des berceuses en hébreu: «C’est un langage étrange et étranger, venu de loin», d’un pays «où la population est vive, étrange et étrangère» [10]. Dans le cas de Fondane, la langue de sa mère, l’hébreu, n’est pas sa langue maternelle au sens technique, c’est-dire la première langue qu’il a parlé. Cependant, au sens plus large, il est difficile de dire quelle était la véritable langue maternelle de Fondane: le roumain qu’il a appris ou bien l’hébreu du chant maternel? Quoiqu’il en soit, Fondane se trouve en exil par rapport aux langues: d’abord, par rapport à l’hébreu du chant maternel, dont il a pour seul souvenir des sonorités dépourvues de sens; puis, par rapport au roumain, qu’il abandonne pour le français et dont il s’est éloigné dans la mesure où la prise de conscience de sa judéité le met à l’écart des Roumains non-Juifs; et finalement par rapport au français. Il se peut que «le bilingue [soit] toujours en perpétuelle errance» entre deux langues, comme l’affirme Claude Esteban [11], mais le cas de Fondane est encore plus compliqué étant donné que sa première langue n’est pas celle du chant maternel; par conséquent, il n’avait aucune possibilité de retrouver le paradis perdu de l’enfance, du chant maternel [12]. Son exil fondamental par rapport aux langues est en même temps «la séparation brutale et irrémédiable du lieu natal» [13], «du pays/ où tu avais des chansons/ pour endormir les enfants» (MF, p. 169). Pour Fondane, le pays natal est un rêve, un mythe : il est perdu à jamais, introuvable, objet de la nostalgie d’une langue perdue, et lieu d’un manque dans son for intérieur (PU, p. 109-11). De même, pour lui «la Palestine est un territoire plus mythique que réel» [14], «le pays où fleurissent les orangers» [15], un pays construit de la nostalgie pour le pays natal perdu dont lui chantait sa mère.

Fondane s’est donc engagé dans un voyage sans possibilité de retour, dans une errance sans fin, et s’il s’identifie à Ulysse, avançant qu’«aucune Pénélope ne l’attend dans nulle Ithaque» (PU, p. 91), c’est qu’il est un étranger partout, qu’il n’a pas de foyer, pas de chez lui, auquel il puisse retourner: «Je suis un étranger, je le sais. / Je n’ai pas de patrie collée à mes souliers» (MF, p. 55).

D’où peut-être l’agitation qui incitait Fondane à continuer de voyager: «Il n’y a pas assez de réel pour ma soif!» (MF, p. 21). Même après s’être fixé à Paris (il s’est marié avec une Française, Geneviève Tissier; il a travaillé en tant que scénariste pour les studios Paramount; il a commencé à écrire et à publier des articles en français; il est devenu l’ami et le disciple du philosophe russe, Léon Chestov), Fondane fit deux voyages en Argentine (en 1929 et 1936), un pays «aux antipodes» comme il aimait à le dire (MF, p. 151), et un pays dont il ne comprenait pas la langue, l’espagnol (PU, p. 50-55). C’est ainsi que Fondane s’est identifié aux émigrants, à Ulysse qui erre sans espoir de retrouver son Ithaque (PU, p. 133), et au Juif errant. Ainsi, sous l’Occupation, Fondane signait ses poèmes « Isaac Laquedem», le nom du Juif errant dans une légende populaire française, et évoquait le mythe du Juif errant, Ahasver (PU, p. 134). De même, Fondane a vu dans la route de l’Exode «le symbole absolu de l’errance migratoire, le périple du voyageur, chassé par la misère ou les pogroms» [16].

C’est Fondane lui-même qui forge les identifications entre le Juif et le poète, le Juif errant et Ulysse, l’errance et la judéité: «Juif, naturellement, tu étais juif, Ulysse» (MF, p. 20).  Mais il faut distinguer entre quatre sortes d’errance: l’errance métaphysique suite à la perte irrémédiable de «cette paix impossible… dans un grand verger où fleurissait, au centre, l’arbre de la vie» (PU, p. 100), c’est-à-dire l’errance existentielle commune à tout homme; l’errance de ceux qui fuirent la persécution de cité en cité; l’errance juive, une forme particulière de l’errance des persécutés; et l’errance de Fondane, une forme particulière de l’errance juive. L’errance juive est l’intensification de l’errance humaine; celle de Fondane, qui provient de la singularité de son exil par rapport aux langues, est l’intensification de l’errance juive, c’est l’errance d’Ulysse poussée à l’extrême. La revendication du Sion dans la poésie de Fondane est la recherche des conditions qui permettraient aux Juifs d’éprouver l’angoisse d’un exil purement métaphysique ou spirituel, un Exode éternel plutôt qu’un Exode historique et politique bien déterminé (voir MF, p. 176). Il n’y a aucune possibilité de revenir de l’exil métaphysique, tant que l’exil tout à fait personnel de Fondane est «sans rémission… [dans] un monde sans commencements ni fins» (MF, p. 203), mais la justice, la fin de l’antisémitisme, bien qu’elle demeurait à l’horizon lointain pour Fondane, est un point d’absence précis et remédiable.

Quand Fondane parle de l’inquiétude et de la fièvre qui le poussent à entreprendre des voyages sans fin et sans but, d’une nécessité interne qui l’y oblige, et de la futilité de voyager, il s’agit à la fois de l’errance métaphysique et universelle, de la futilité de la vie humaine, et de son exil personnel de la langue de sa mère et de sa langue maternelle:

  
j’errais aveugle dans les pas perdus des gares,
je demandais aux trains le but de mon voyage,
pourquoi voulais-je aller si loin, quitter mon lit,
nourrir ma fièvre de banquises?  (MF, p. 20)
J’ai quitté les trottoirs de villes pour d’autres trottoirs
de villes,
les millions d’hommes pour d’autres millions d’hommes,
les mêmes à n’en plus finir…
et quel étonnement à chaque tournant neuf
que les matins fussent les mêmes,
que les hommes eussent même visage  (MF, p. 23)
À quoi sert-il de s’en aller
déjà vaincu…
dans les pays d’où l’on ne reviendra que vieux,
plein de sirènes que l’on n’a pas écoutées,
de victoires manquées
et le cœur lourd d’avoir résisté à sa soif?  (MF, p. 45)

C’est d’abord à partir de sa soif inguérissable, de sa nécessité existentielle de voyager, que Fondane s’identifie aux émigrants:

  
les émigrants ne cessent d’escalader la nuit,
ils grimpent dans la nuit jusqu’à la fin du monde,
ils rompent comme frères leur lait et le partagent,
un sanglot fait le tour du monde,
et nous irons, bris d’une vieille danse,
sur toute la terre, et plus loin,
porteurs d’un grand secret dont s’est perdu le sens,
crier aux visages des hommes notre soif incurable… (MF, p. 31)

Puis, d’une manière plus particulière à lui, il s’identifie aux émigrants en tant que gens qui sont eux aussi des gens sans patrie, sans langue:

Nous ne parlons aucune langue,
nous ne sommes d’aucun pays,
notre terre, c’est ce qui tangue,
notre havre, c’est le roulis (MF, p. 36)
  
des émigrants sans passeport
de nul peuple, d’aucun pays,
chacun parlant une autre langue,
la langue de sa petite vie obscure (MF, p. 52).

Et Fondane se plaint d’avoir perdu sa langue, le roumain:

J’étais parmi eux parlant ma propre langue
Que je ne comprenais plus, ah!  (MF, p. 52)

Mais bien que le sort qui oblige Fondane et les émigrés à voyager ait ses origines dans la condition humaine (PU, p. 95), il provient plus spécifiquement d’une nécessité externe: de la misère et de la persécution:

Des gens sans nom, sans dieu, sans âme…
Tous — inconnus!
                       Ils avançaient
sans avancer, dans l’œil de la police  (MF, p. 87)

L’errance de ceux qui ont été obligés d’errer «de cité en cité, traqués par la police» (MF, p. 153) témoigne d’un écart entre les hommes libres et les émigrants; ceux-ci éprouvent un deuxième exil ajouté à l’exil métaphysique de tout le monde. L’errance juive témoigne d’un exil de plus. Nous avons vu que c’est par une identification avec les Juifs russes fuyant les pogroms que Fondane a pris conscience de sa propre judéité (MF, p. 32-35) et, dans L’Exode, c’est par un renvoi à l’antisémitisme qu’il comprend la singularité de l’errance juive et de sa propre solidarité envers les Juifs. C’est l’antisémitisme qui à est la base de la distinction entre les Juifs et tous les autres, y compris les autres émigrants:

Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir…
Et pourtant, non!
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons des bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir!  (MF, p. 153)

Fondane lui-même, nous l’avons vu, a changé de nom: il est passé de Wechsler à Fundoianu, et puis à Fondane. En 1938, il est devenu citoyen de «cette France que j’ai connue dans les livres, pure» mais, à partir de 1940, la France  ― «souillée et dans le sang» ― l’a écœuré (MF, p. 180). Fondane «français selon les droits de l’homme» (MF, p. 178) comme d’autres émigrés, ne se trouvait plus parmi des concitoyens mais entouré d’ennemis. La persécution des Juifs sous l’Occupation l’a contraint à reconnaître sa judéité et sa solidarité envers les autres Juifs, du fait de leur sort commun, et cette communauté des persécutés, l’Israël, est devenue la sienne (PU, p. 115, p. 133); le solitaire ainsi «découvre que son destin est lié à celui de son peuple. Son chant solitaire rejoint celui de ses frères exilés et captifs ‘sur les fleuves de Babylone’» (PU, p. 89) [17]. Mais parce-que son judaïsme, du moins avant la guerre, était tout à fait hétérodoxe — il était plutôt le reflet de la pensée existentielle de Chestov qu’une mise en œuvre des pratiques et observances du judaïsme rabbinique (PU, p. 28, p. 46-48, p. 78) [18] —, Fondane se sentait étranger à sa propre communauté, comme un lépreux, isolé et seul (PU, p. 97, p. 135) [19]: «Impur! Je suis impur! J’habite seul. / Ma demeure est hors du camp.» (MF, p. 170). La solitude du poète est partagée et singulière en même temps. Parmi les exilés, Fondane est en exil (PU, p. 97).

Si Israël est la communauté des Juifs persécutés à laquelle Fondane est lié par la persécution, le Sion est l’envers de cette persécution: c’est la possibilité de la Justice, de la fin de la persécution et de la haine. «Est-elle donc venue la Justice, / le temps du Juste est-il venu?» (MF, p. 190).  La Justice, la fin de la persécution, c’est le Jérusalem qui est «un symbole et une fable/ de ce havre qu’on cherche et qui est introuvable» et qui mettra fin à l’Exode historique, «cette fuite éperdue le long de l’histoire» des Juifs (MF, p. 33, p. 176). L’exil, le Babylone, c’est d’être exilé de la Terre Promise de la justice que le Juif porte en lui, exilé de la délivrance de la persécution, et cet exil durera aussi longtemps que l’injustice [20]. L’errance juive n’est pas du tout celle de l’homme moderne «qui, sur l’horizontalité du monde, ne trouve jamais que l’ombre de ce qu’il cherche» ou l’incarnation, «de façon privilégiée, [de] cet être de la diaspora perpétuelle que l’homme ne cesse d’être» [21]; c’est une errance déterminée et particulière. C’est une forme historique particulière de l’exil des émigrés traqués et persécutés. «Toute l’histoire me suit» dit Fondane (MF, p. 146), c’est-à-dire: toute l’histoire me poursuit, me traque, me pourchasse; comme le bluesman Robert Johnson, également en exil parmi des exilés, Fondane avait un chien infernal («Hellhound») sur sa piste. Mais bien que le paradis perdu métaphysique est introuvable à jamais, Jérusalem, le Sion, c’est-à-dire l’avènement de la justice, sont à portée de main. On ne peut point mettre fin à l’étrangeté de l’homme sur cette terre qui n’est pas à lui; par contre, on peut mettre fin à l’antisémitisme.

On a discerné chez Fondane plusieurs niveaux de l’exil et de l’errance : l’exil métaphysique ou existentiel de tout homme; l’exil personnel de Fondane par rapport à sa langue maternelle; l’exil des émigrés et des opprimés; l’exil des Juifs. Ce sont les exils des émigrés et des Juifs qui proviennent de causes politiques et humaines et qui sont susceptibles de solutions politiques et humaines. C’est-à-dire que c’est à nous de bâtir le nouveau Jérusalem conformément à l’idéal de la justice. Une fois reconquis, le paradis, le Sion, ne nous oblige pas de rester sur place: pour Fondane, le paradis serait l’errance libre, serait le fait de vivre sans menaces ni persécution et de voyager en liberté, sans être poursuivit ou traqué. Car Fondane ne veut pas rester chez lui: «Le voyageur n’a pas fini de voyager» (MF, p. 146). Le Sion est donc l’absence de l’injustice infernale, c’est la Justice permettant à l’errance du Juif de rejoindre l’errance existentielle de tout homme. Il n’est pas le retour au judaïsme, un teshuva, au sens du retour à la demeure juive, comme on l’a dit [22], mais le retour à l’humanité, à la condition humaine, à l’errance métaphysique des hommes libres. De même qu’«il est même vraisemblable qu’une société absolument débarrassée de tout souci matériel […] soit autrement plus propre que la nôtre à se livrer totalement et sans arrière-pensée à l’angoisse métaphysique» (CM xvii), il est vraisemblable qu’un monde débarrassé de la persécution soit plus apte que le nôtre à donner libre cours à l’errance métaphysique.

Certes, l’idée du «juste» chez Fondane fut marquée par l’idéal hassidique du zaddik, le juste dont le cœur a été touché par Dieu (PU, p. 28), et on ne peut pas séparer le sionisme de Fondane de cette idée judaïque de la justice et plus précisément de la fin de l’antisémitisme. Dans sa jeunesse, Fondane a écrit qu’il était revenu à un moment donné «non au sionisme, mais au judaïsme. Le sionisme n’est qu’une finalité politique. Le judaïsme, une finalité vitale» (PU, p. 27). Cette «finalité vitale» de la tradition et de la condition partagée de persécutés mène cependant à une finalité politique: l’idéal du juste et de la justice, par lequel le Juif peut faire partie de l’humanité et de la culture des pays tels que la France, sans pour autant renoncer à sa judéité et sans cesser d’être juif. Ce n’est que l’injustice et la persécution qui prendront fin ; nullement l’errance (désormais existentielle) ni la judéité. Car si les Juifs sont unis par leur condition de persécutés, ils seront unis également par leur libération commune.

On voit dans l’Exode de Fondane une sorte de progression qui commence avec la solidarité avec tout homme, et puis fait une distinction entre les Juifs et les autres, et qui termine avec une réaffirmation de la solidarité entre les Juifs et les non-Juifs, et surtout entre les Juifs et les autres victimes de l’histoire. Fondane commence L’Exode avec les paroles: «C’est à vous que je parle, hommes des antipodes, / je parle d’homme à homme» (MF, p. 151). Puis, après avoir affirmé qu’il est un homme comme les autres ― «sachez que j’avais un visage comme vous. Une bouche qui priait, comme vous… tout comme vous j’étais cruel, j’avais soif de tendresse… Tout comme vous, j’étais méchant ou angoissé» (MF, p. 151-152) ―, et après avoir marqué la rupture entre les non-Juifs et lui-même en tant que Juif — «Et pourtant, non ! Je n’étais pas comme vous» ―, il fait un retour à l’humanité «dans un autre siècle» en demandant à ses lecteurs: «souvenez-vous seulement que j’étais innocent/ et tout comme vous, mortels ce jour-là, / j’avais eu, moi aussi, un visage marqué/ par la colère, par la pitié et la joie, /  un visage d’homme, tout simplement !» (MF, p. 153). De même, après avoir affirmé que, s’il était comme les autres ― «comme vous, parmi vous, ayant vos/ traits et vos visages vénérables» ―, il n’aurait pas été une «exception» ni même dissemblable, Fondane ajoute: «Mais si j’avais été différent de vous… comme la rivière est au sable… comment eussions-nous pu, ne serait-ce qu’aux/ heures d’amour, de solitude, / sentir en nous ce lien – ce lien ténu et rude/ qui chante à l’unisson notre similitude?» (MF, p. 249). Qu’il s’agisse du chant juif du Sion ou d’une «vieille chanson de nègres, sur les routes» (MF, p. 164), «Il n’est de chanson que l’humaine» (MF, p. 187): la chanson de l’errance des hommes, libres ou persécutés, dans «un monde sans commencements ni fins» (MF, p. 203), d’un Sion qui ne se trouve que là où règne la justice et où les émigrés qui portent leurs vies dans leurs valises se trouvent libérés de la persécution.

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  • Bibliographie

Fondane, Benjamin, La Conscience malheureuse, Paris, Denoël et Steele, 1936.

—-. Faux traité d’esthétique, Paris, Denoël et Steele, 1938.

—-. Le Lundi existentiel, Monaco, Éditions du Rocher, 1990.

—-. «Vision de la Palestine», Traduit par Carmen Oszi. Continuum: Revue des écrivains israéliens de langue française, no. 4 (2005-2006), p. 30-31.

—-. Le mal des fantômes, Lagrasse, Éditions Verdier, 2006.

Freedman, Eric, “Benjamin Fondane: Philoctetes and the Scream of Exile“, Cardozo Studies in Law and Literature, t. 6, no. 2 (printemps-été 1994), p. 51-62.

Jutrin, Monique, Benjamin Fondane, ou le Périple d’Ulysse, Paris, A. G. Nizet, 1989.

Néher, André, Ils ont refait leur âme, Paris, Stock, 1979.

Oszi, Carmen, «La Vision d’Eretz Israël: Benjamin Fondane et le débat sioniste», Continuum: Revue des écrivains israéliens de langue française, no. 4 (2005-2006), p. 54-56.

Vanhese, Gisèle, «De l’étranger à l’hôte. L’émigrant dans la poésie française de Benjamin Fondane», dans Monique Jutrin, directrice, Rencontres autour de Benjamin Fondane, Paris, Éditions Parole et Silence, 2002.

Weingrad, Michael, “The Exodus of Benjamin Fondane“, dans Judaism: A Quarterly Journal of Jewish Life and Thought 48 (automne 1994), p. 470-480.

——————–

  • Notes:

[1] Voir Benjamin Fondane, «Vision de la Palestine», traduit par Carmen Oszi, Continuum: Revue des écrivains israéliens de langue française, no. 4 (2005-2006), p. 30-31 et aussi Carmen Oszi, «La Vision d’Eretz Israël : Benjamin Fondane et le débat sioniste», Continuum: Revue des écrivains israéliens de langue française, no. 4 (2005-2006), p. 54-56.

[2] Benjamin Fondane, La Conscience malheureuse, Paris, Denoël et Steele, 1936, p. 55. Ci-après CM.

[3] Benjamin Fondane, «Vision de la Palestine», p. 30.

[4] Titre de la préface du Mal des fantômes, édition établie par Patrice Beray et Michel Carassou avec la collaboration de Monique Jutrin,  Lagrasse, Éditions Verdier, 2006, p. 77. Ci-après MF.

[5] Voir Gisèle Vanhese, «De l’étranger à l’hôte. L’émigrant dans la poésie française de Benjamin Fondane», dans Rencontres autour de Benjamin Fondane, poète et philosophe, édité par Monique Jutrin, Paris, Éditions de Paroles et Silence, 2002, p. 133: «la figure du nomade et la structure de l’errance [sont] symboles de notre modernité», c’est-à-dire des rapports de l’homme à l’espace infini et indifférent qui est le produit de la nouvelle science du XVIIe siècle.

[6] Monique Jutrin, Benjamin Fondane ou le périple d’Ulysse, Paris, A. G. Nizet, 1989, p. 102. Ci-après PU.

[7] Voir aussi Monique Jutrin, “Benjamin Fondane: Portrait of a Jew and a Poet“, dans The Jewish Self-Portrait in European and American Literature, sous la direction de Hans Jürgen Schrader, Elliott M. Simon et Charlotte Wardi (Tübingen, Max Niemeyer, 1996), p. 247-255; voir p. 252.

[8] Monique Jutrin, “Benjamin Fondane: Portrait of a Jew and a Poet“, p. 253.

[9] Eric Freedman, “Benjamin Fondane: Philoctetes and the Scream of Exile“, Cardozo Studies in Law and Literature, t. 6, no. 2 (printemps-été 1994), p. 51-62.

[10] Benjamin Fondane, „Cum m-am născut“ («Comment je suis né»), extrait de son journal; dans PU, p. 17.

[11] Claude Esteban, Le partage des mots, Paris, Gallimard, 1990, p. 166; cité par Vanhese, op. cit., p. 131.

[12] Gisèle Vanhese, p. 131; elle cite Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988, p. 26-27: «Ne pas parler la langue maternelle. Habiter des sonorités, des logiques coupées de la mémoire nocturne du corps, du sommeil aigre-doux de l’enfance».

[13] Ibid., p. 128.

[14] Carmen Oszi, op. cit., p. 56.

[15] Benjamin Fondane, «Vision de la Palestine», p. 31.

[16] Gisèle Vanhese, op. cit., p. 129.

[17] Voir aussi Michael Weingrad, “The Exodus of Benjamin Fondane“, dans Judaism: A Quarterly of Jewish Life and Thought, t. 48 (automne 1994), p. 470-480.

[18] Voir Monique Jutrin, «Ma demeure est hors du camp», dans Littérature et résistance, textes réunis par Ruth Reichlberg et Judith Kaufmann, Presses Universitaires de Reims, 2000, p. 66.

[19] Monique Jutrin, “Benjamin Fondane: Portrait of a Jew and a Poet“, p. 252-253. Selon André Neher, They Made Their Souls Anew, trad. David Maisel, Albany, NY, SUNY Press, p. 106, jusqu’à la chute de la France, le judaïsme de Fondane appartenait à la pensée et à la littérature ; il n’était pas un judaïsme vécu.

[20] Monique Jutrin, “Benjamin Fondane: Portrait“, p. 253.

[21] Jean Brun, Les Vagabonds de l’Occident, Desclée, 1976, p. 19; cité par Vanhese, op. cit., p. 132.

[22] Voir Neher, op. cit., p. 108.

  • Bruce Baugh est professeur de philosophie à Thompson Rivers University (la Colombie Britannique, Canada). Il est l’auteur de French Hegel: From Surrealism to Postmodernism (Routledge, 2003) et de plusieurs articles sur Fondane, Deleuze, Sartre, Kierkegaard, Heidegger et Spinoza dans les revues telles que Comparative and Continental Philosophy (automn 2010), Mosaic: An interdisciplinary journal of the humanities (septembre 2010), Europe (printemps 2010), les Cahiers Benjamin Fondane (2006, 2007, 2008), ainsi que des chapitres dans les livres comme New Perspectives on Sartre (Cambridge Scholars Press, 2010). Actuellement, il est en train de traduire les articles philosophiques de Fondane en anglais.
  • Texte : Bruce Baugh – Benjamin Fondane ou le Sionisme sans terre | avril 2011 |
  • Image : Calligramme du livre des Prophètes, (vraisemblablement) David et Nabal, Paris, BnF, Manuscrits orientaux, hébreu | cca. 1300 |

Pour citer cet article: INSTITUT FONDANE

Gratias agimus.

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