■ Benjamin FONDANE, Inconvénients de la primauté de l’économique (1935) ■
14 avril 2011 § Poster un commentaire
|…| C’est dire que l’économique est une découverte, une acquisition, un instrument admirable forgé par l’esprit né, comme toutes les choses de l’esprit, de son infinie et patiente application sur le hasard et la matière.
- INCONVÉNIENTS DE LA PRIMAUTÉ DE L’ÉCONOMIQUE
Cette théorie qui ne saurait gêner la classe des travailleurs nous gêne, nous; vous avez pu voir que Gide, Malraux et Waldo Frank en étaient sensiblement gênés; et je ne parle pas de Julien Benda, chez qui la résistance théorique n’est peut-être qu’une habileté. Elle nous gêne et pourquoi? D’abord parce que l’homme se fait de lui-même une idée majeure, macrocosmique, une idée religieuse, et que l’esprit et la liberté, aussi peu qu’ils aient été réalisables à ce jour font partie de ses réflexes, de son bien indivis, de sa contexture biologique; n’amassez pas les arguments scientifiques, cinquante ans après la découverte darwinienne, l’homme a enterré la théorie, heureux enfin de ne plus descendre du singe. L’homme est peut-être un mégalomane dangereux; c’est possible; mais il est cela; il est férocement idéaliste; il aime ce qui l’agrandit, même à tort; et il déteste ce qui le minimise, même avec raison. C’est pour ces mêmes motifs que les soviets se refusent à homologuer la psychanalyse qui leur semble, quoique scientifiquement sérieuse, une critique démoralisante de l’homme.
J’ai dit d’abord; cela suppose un ensuite. Le voici: nous sommes plus particulièrement que les autres hommes visés et à la fois offensés par l’exigence théorique du primat de l’économique et de l’esprit considéré comme un «reflet». Car nous sommes, nous des manœuvres, des techniciens et des ingénieurs de l’esprit. Il y a une éthique de l’esprit, terriblement exigeante, et qui veut jusqu’à notre sacrifice complet à l’idée ou à l’œuvre entreprise. Très bien! Mais à quoi bon s’embarrasser des distinctions théoriques qui n’ont, pratiquement, aucune importance? Pourquoi couper les cheveux en quatre?
Sans doute il serait bête de chercher noise au marxisme pour le plaisir de remettre une idée à sa place. Mais hélas, cette idée n’est pas sans avoir des conséquences diverses – et on ne peut attaquer ces conséquences tant qu’elles seront alimentées par l’Idée. Que si l’esprit n’est plus premier, mais seulement reflet, notre tâche immédiate est devenue médiate; notre dieu de visible est devenu invisible; et le sens même de notre sacrifice, en changeant de sens et de poids, nous échappe. En un mot, au lieu d’être ceux qui doivent porter leurs idées et leurs formes aux hommes, la catégorie du «reflet» veut que nous recevions les idées de l’économique et que nous leur prêtions seulement notre talent.
«Voici les bonnes idées, nous dit-on; voici la matière humaine honorable; voici les valeurs respectables et les valeurs odieuses; mettez-vous au travail: rendez-nous séduisantes les valeurs de la cité et rendez-nous odieuses les non-valeurs établies.» La cité est toute prête à nous recevoir les bras ouverts, à nous fêter, à nous idolâtrer même – et cela pour notre talent et notre bonne volonté. Il a été décidé en somme que les valeurs se font ailleurs, sinon, ce qui est pire, qu’elles ont été déjà fixées une fois pour toutes. Le bien et le mal, les questions éthiques, métaphysiques, religieuses, sexuelles, tout cela a été vu, vérifié, classé, rangé en dehors de nous. Les valeurs étant fixées, égales pour tout le monde et connues par tout le monde, notre rôle commence enfin; il nous est reconnu une sorte d’aptitude spéciale à polir, orner, travailler ces matières morales, sociales ou économiques; notre rôle consiste à leur donner toujours une forme nouvelle et accessible à tout le monde. Il semble que rien ne soit plus à découvrir, sinon des fioritures infinies à l’intérieur de la forme, et que si même des valeurs nouvelles étaient nécessaires, ce n’est pas à nous de nous en inquiéter: il est des hommes préposés pour cette tâche.
Une conséquence logique de cette idée que l’on se fait de l’écrivain (et que l’on n’a pas manqué d’étaler devant vous) fournit une vision de l’histoire qui relativise, amoindrit et avilit – avec les meilleures intentions du monde – les plus pures cimes de l’esprit humain; de même qu’aujourd’hui l’écrivain doit recevoir ses matériaux et ses idées et n’a que le droit de les revêtir lyriquement, de même tout au long de l’histoire il ressort qu’il n’a jamais fait autre chose. Il a toujours été l’esclave ou le laquais des régimes économiques où le sort l’a fait naître. Avec plus ou moins de bonne volonté, avec plus ou moins de génie, il a reçu les valeurs de domination des classes dominantes et les a rendues séduisantes. Là où peu de temps auparavant un Tolstoï prenait Shakespeare à la gorge, dans une lutte éthique d’individu à individu, Gorki parle du génie de Shakespeare et du génie de Dostoïevski comme d’un talent mal employé, asservi qu’il était par une société féodale ou bourgeoise. Ce n’est plus un individu libre dressé contre un autre individu libre; ce ne sont plus deux créateurs qui parlent, mais une trame sur laquelle se dessinent en ombres chinoises un laquais de la bourgeoisie et, pourquoi pas, un serviteur obéissant du socialisme. Inutile de parler de la conception de la vie chez Shakespeare ou chez Dostoïevski; ils n’ont pas eu plus d’idées personnelles que Gorki; parlons seulement des rapports de production de la société élisabéthaine ou bourgeoise ou socialiste selon les illustrations – géniales – que l’on trouve chez les écrivains nommés.
Aurions-nous la prétention de nier l’influence de la société sur l’écrivain, l’interdépendance de l’esprit et de l’économique? Non, mais pas plus que nous ne nierons l’influence du climat, du milieu, du moment, de Taine. Pas plus que nous ne nierons l’influence du développement sexuel de l’enfant, selon Freud. Et il se peut que demain redevienne scientifique l’idée paracelsienne de l’influence des astres, des conditions météorologiques, que sais-je. Oui, nous accepterons tout cela, mais de préférence tout cela ensemble plutôt que chacune de ces influences isolément. Et ne resterait-il qu’un millionième de l’œuvre qui nous semblât échapper à une influence précise, nette, pondérable, que nous y verrions par vanité, orgueil, bêtise, folie, raison d’être, le témoignage irréfragable de la primauté de l’esprit et de notre vertu créatrice.
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Texte : Benjamin Fondane, «Inconvénients de la primauté de l’économique», dans L’écrivain devant la Révolution, Discours non prononcé au Congrès international des écrivains de Paris (1935), Préface de Louis Janover, Paris, Éditions Paris-Méditerranée, Collection «Les pieds dans le plat», 1997, ISBN 2-84-272-020-2, 120 p. in 8°, p. 69-74.
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Image : Pierre Alechinsky, Eau forte et aquatinte originales en couleurs, 1979, imprimée sur un livre de réservation d’un restaurant de New York; épreuve signée, datée et numérotée d’un tirage à 62 exemplaires (50 + XII). Dimensions du papier: 40 x 26 cm., Dimensions du cuivre: 20 x 14 cm.
Pour citer cet article: Restitutio Benjamin Fondane – http://fondane.net Gratias agimus.
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