Silvia Baron Supervielle sur Benjamin Fondane
17 décembre 2011 § Poster un commentaire
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Dans un des volumes de Testimonios, qui sera bientôt édité en France, Victoria Ocampo raconte que pendant l’hiver 1929, à Paris, elle se rendit un jour chez Léon Chestov avec Ortega y Gasset. Un jeune homme entra avec eux dans l’ascenseur et son habillement attira son attention: il portait un béret sombre, une écharpe verte et des gants de la même couleur. Ils entrèrent chez Chestov qui le présenta: Benjamin Fondane, écrivain. Victoria, qui sympathisa avec lui, apprit qu’il était roumain et qu’il écrivait en français des poèmes et des essais. Quelques jours plus tard, elle l’invita à dîner dans son appartement de la rue d’Artois avec Drieu La Rochelle qu’elle venait également de connaître. Lors de ce dîner, selon son témoignage, les deux écrivains se querellèrent violemment…
Fondane revit souvent Victoria Ocampo cette année-là. Sa situation économique n’étant pas brillante, la fondatrice de la revue Sur et des éditions du même nom l’invita à Buenos Aires. En juillet 1929, Benjamin Fondane, qui est un passionné de cinéma, s’embarqua pour Buenos Aires pour présenter des films d’avant-garde et donner des conférences à la faculté de philosophie et de lettres. Une de ces conférences parut dans le premier numéro de Sur, en 1931. De son côté, l’écrivain Eduardo Mallea, très proche de Victoria, lui demanda de collaborer au supplément littéraire de la Nacion, qu’il dirigeait.
Dans les années qui suivirent, Victoria se proposait de faire revenir Benjamin Fondane à Buenos Aires avec l’intention qu’il adapte au cinéma le roman de Ricardo Guiraldes, Don Segundo Sombra. Fondane, enthousiasmé, rédigea un essai sur le livre, mais le projet n’aboutit pas car la veuve de l’auteur, Adelina del Carril, s’y opposa. En 1936, néanmoins, Fondane repartit en Argentine, invité de nouveau par Victoria: elle avait trouvé un riche producteur afin que son rêve de filmer se réalise. À cette occasion, Fondane séjourna six mois en Argentine et dirigea, à Buenos Aires, le film Tararira, où jouaient les frères Aguilar, quatre comédiens espagnols qui étaient luthistes. Tararira ne parut jamais sur les écrans mais, selon l’écrivain Gloria Alcorta, qui l’avait vu en privé, c’était un chef-d’œuvre. Lors de sa traversée de retour sur le paquebot Florida, Benjamin Fondane fit la connaissance de Jacques Maritain et de son épouse Raïssa.
À partir de ce voyage, les liens d’amitié entre Benjamin Fondane et Victoria Ocampo se resserrent davantage. Elle veille sur lui et lui demande des textes aussi bien pour Sur que pour les Lettres françaises, revue de la France libre, que dirige Roger Caillois à Buenos Aires, et qui est également éditée par ses soins. Fondane dédie à Victoria un poème magnifique, «Amérique, Amérique…» et lui adresse souvent des lettres. Dans l’une d’entre elles, datée de janvier 1932, c’est-à-dire trois ans après le dîner rue d’Artois, il écrit:
«Vous rappelez-vous la fameuse soirée, jadis, dialectique entre Drieu et moi? Elle a failli presque tourner à ma perte ces jours-ci, tant la mémoire de Drieu est tenace…»
Fondane est en colère comme peut l’être un poète. Au cours de sa vie brève, que l’on parcourt grâce à l’exposition remarquable que lui consacre le Mémorial de la Shoah*, on le constate: il fut un poète héros. Il vécut en poète et mourut en héros. On le lit dans ses poèmes et on le voit dans ses photographies. Et son œuvre de poète, de philosophe et de cinéaste est dense, vaste et d’une cohérence absolue. L’intérêt de la présentation, qui lui rend hommage, est comparable à l’émotion qu’elle suscite, sans relâche, du commencement à la fin de la visite.
Dans Testimonios, Victoria Ocampo nous apprend que, le 18 juin 1939, elle vit Benjamin Fondane pour la dernière fois. Elle l’accompagna dans sa voiture jusque chez lui et, en descendant, il la pria de l’attendre quelques minutes. Il s’éloigna puis revint avec une grande enveloppe, cachetée à la cire, qu’il lui tendit, et où elle put lire:
«Chestov. Manuscrit inachevé qui contient les lettres que Chestov m’adressa et mes conversations avec lui. Je remets entre les mains de Victoria Ocampo le manuscrit sur lequel je travaille. En cas de guerre, il peut être utilisé par elle comme elle l’entend. Par conséquent, elle est autorisée à ouvrir l’enveloppe.»
Lorsqu’il lui donna l’enveloppe, il sentit que son amie pensait qu’il exagérait. Il lui dit d’un air grave: «Je crois qu’il y aura la guerre. Je crois qu’on ne se reverra plus.» Je traduis ce passage du livre de Victoria :
«Il n’était pas dans le caractère de Fondane de me parler d’un ton grave et je ne trouvais pas de réponse. Mais les nazis persécutaient les juifs en Allemagne, et Fondane était juif. La guerre arriva. Fondane – naturalisé français – fut mobilisé, puis eurent lieu la défaite et l’occupation de Paris par les nazis. Benjamin Fondane fut arrêté. Nous avions entrepris des actions pour tenter de le sortir de France, lorsque lui et sa sœur (pas sa femme, elle n’était pas juive) furent conduits par la Gestapo à la prison de Drancy (en mars 1944). Ils y furent enfermés sans explications jusqu’à fin avril. Ensuite on les transféra en Allemagne où ils furent internés dans le camp de concentration d’Auschwitz. Le 29 septembre, Fondane et sa sœur moururent dans la chambre à gaz. Les nazis punirent ainsi un homme – qui ne faisait pas de politique – pour trois crimes: le premier, le plus grave, parce qu’il était né juif ; le deuxième, pour avoir comme seul trésor au monde une enveloppe pleine de lettres de Chestov ; le troisième, parce qu’il s’exprimait devant ses ennemis criminels avec l’acuité et l’ironie d’un intellectuel. Nous ne saurons jamais quelles sortes de tortures il endura entre les mains de ces sadiques. Après son décès, lorsque j’ouvris l’enveloppe qu’il m’avait remise, et que je confiai par la suite à Boris de Schloezer, je lus ces lignes supplémentaires: “Je remets ce manuscrit inachevé à Victoria Ocampo par peur qu’une guerre soudaine m’oblige à abandonner mon domicile sans pouvoir le sauver. Dans le cas où ceci ait lieu et que les autres copies s’égarent ou soient détruites, je préfère qu’il reste quelque chose du manuscrit, même s’il est inachevé et incomplet: c’est le bien le plus précieux que je possède. Si moi et les miens disparaissons, je compte sur Victoria Ocampo pour veiller à la publication de ces pages. Paris 18 juin 1939.” Ce manuscrit s’intitulait Rencontres avec Chestov.»
Benjamin Fondane aurait pu être sauvé, en tant que Français, mais il préféra mourir avec sa sœur Line. Lorsqu’on l’arrêta, il gribouilla sur un bout de papier un mot pour son épouse Geneviève: «Viève, voilà. Suis à la préfecture. Voir Paulhan.» La date: le 7 mars 1944. Il avait quarante-six ans quand il fut arrêté par la police française en même temps que sa sœur. Déportés à Drancy, on les envoya à Auschwitz le 30 mai et le 2 ou le 3 octobre, ils furent assassinés dans une chambre à gaz d’Auschwitz-Birkenau, ces dates corrigeant celles de son amie argentine.
Lorsque je suis entrée dans l’exposition qui lui est consacrée, j’ai été frappée par deux éléments tracés sur un mur avec la même force et la même beauté: la photographie de Benjamin Fondane et son poème Exode. J’ai lu le poème sur les traits de son visage et ses traits écrivaient le poème. Ce poème, digne de Rimbaud, auquel Fondane dédia son livre Rimbaud le voyou, figure dans le livre édité par Verdier en 2006, qui rassemble ses cinq recueils de poésie rédigés en français: Ulysse, écrit sur le Mendoza, le bateau qui le conduit en Argentine, Titanic, L’Exode et Le Mal des fantômes, qui donne son titre au livre. En l’ouvrant, on tombe sur cette phrase d’Henri Meschonnic :
«De tous les poètes ses contemporains, pas un, ni même ceux qui ont été dans la Résistance, pas un n’a écrit la révolte et le goût de vivre mêlé au sens de la mort comme Benjamin Fondane.»
Il était né en Roumanie en 1898 dans la ville de Jassy. À quatorze ans, il publie des poèmes dans son pays, écrit sa première prose, le Reniement de Pierre, la Bible accompagnant l’ensemble de ses écrits. Lié à des artistes dadaïstes, il publie en Roumanie des articles sur l’ouvrage de Léon Chestov, Les Révélations de la mort, et lit des écrivains français. En 1921, paraît son volume d’essais Images et livres de France. Il a vingt-cinq ans lorsqu’il s’établit à Paris et commence à écrire en français comme ses compatriotes Tzara, Cioran, Ionesco, Gherasim Luca… Il collabore à la revue Europe et aux Cahiers du Sud, publie des essais sur Chestov, Heidegger, Bergson, Kierkegaard… En 1939, son texte prémonitoire L’Homme devant l’histoire ou le bruit et la fureur voit le jour. Au fil de l’année 1943, jusqu’aux derniers jours, il travaille à ses poèmes L’Exode et Le Mal des fantômes. Son dernier texte philosophique, Le Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire, est remis à Jean Grenier qui le publiera en 1945, un an après sa mort, aux Éditions Gallimard.
À la différence de Drieu La Rochelle, qui fit la traversée en 1932 et ne laissa qu’une légère trace anecdotique, l’Argentine n’oublie pas Benjamin Fondane. Le lien entre les deux écrivains et Victoria Ocampo débuta lors du dîner rue d’Artois, en 1929, et se prolongea différemment les années suivantes. Drieu, dont Victoria ne partageait aucune idée, n’oublie pas de la faire souffrir avec cruauté et notamment lorsqu’il lui réclame sans honte de l’argent. Benjamin Fondane, au contraire, fut pour cette femme exceptionnelle un ami cher qu’elle protégea jusqu’à la fin en essayant, avec d’autres amis argentins et français, de le sauver des bourreaux nazis.
Beaucoup d’écrivains et d’intellectuels argentins se remémorent le monde fantastique de Fondane et la création extraordinaire de Tararira. Ils partagent son monde et s’inspirent de lui. En août 1929, on projeta à Buenos Aires les Poèmes cinématographiques apportés par Fondane tels qu’Entr’acte, de René Clair et Francis Picabia, Étoile de mer, de Man Ray, ou Le Chien andalou, de Buñuel. Ces films furent une fenêtre ouverte pour les jeunes cinéastes de l’époque. À l’âge de quinze ans, l’écrivain et réalisateur Edgardo Cozarinsky eut la chance de les voir car ils furent déposés plus tard à la Cinémathèque Argentine. Très récemment, Cozarinsky mit en scène l’histoire de Fondane, avec un narrateur (lui-même) et une comédienne, la lecture des œuvres du poète étant ponctuée par un piano. Cette pièce à trois voix eut lieu à Villa Ocampo, la demeure splendidement rénovée de Victoria, à San Isidro, et remporta un grand succès.
Mais pour reconnaître le poète et visionnaire Benjamin Fondane, il faut commencer par lever les yeux sur sa photographie et sur le poème L’Exode qui ouvrent l’exposition :
C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu de moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance !
[…]
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
[…]
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
[…]
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre –
avez-vous mieux compris que moi ?
[…]
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme tout simplement !
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Note :
* Il s’agit de l’exposition qui a eu lieu à Paris, du 14 octobre 2009 au 31 janvier 2010, sous l’égide de la Société d’études Benjamin Fondane (SEBF), par les bons soins de Michel Carassou (ayant-droit de Benjamin Fondane), Eric Freedman, Monique Jutrin, Claire Gruson, Dominique Guedj, Olivier Salazar-Ferrer.
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- Texte : Silvia Baron Supervielle, «L’Argentine n’oublie pas Benjamin Fondane », paru précédemment dans Les Lettres françaises, 9 janvier 2010, Nouvelle série, n° 67. | Du même auteur, en traduction roumaine, Poème sur le vide. |
- Image : Andrés Cisilino Rubio, Dos pulsões, os tremores, 1,00×1,50 m., 2010.
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Pour citer cet article: Restitutio Benjamin Fondane
Gratias agimus.
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