Eugen Suciu – Bucuria anonimatului | 1979 | Traduction du roumain
9 janvier 2012 § Poster un commentaire
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LES CELLIERS OÙ L’ON RÉINVENTE
Recommencer
ce que jamais tu n’as pu commencer
entendre
la solitude gicler
le baiser jeter une passerelle
pour le chagrin
pollen éparpillé des cristaux
entendre les molosses
grandir tout à coup
– libérés de ces lettres menues
en bas de la page lorsque tu
voulais juste y inscrire l’année et le jour
caresser le poème
comme le crâne de ta bien-aimée
quand tu lui racontes
le voyage au pays de l’humilité
à bout de forces
oublier un instant ce que tu disais
sentir tes artères vides
tels les celliers où l’on réinvente
l’étrange créature – le cri
sentir
qu’il suffirait d’un seul papillon
pour t’effondrer
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« PEUPLIER FRISSONNANT, MON AMOUR »
Comme si tu reprenais une chanson
sur la clarté d’une frontière
là où les autres
creusent les trous individuels du début
comme si tu avais encore
ce courage fou de ne rien dire
quand une bouche
compte jusqu’à cent jusqu’à mille
et la gloire de cette lucidité serait tombée
dans le sommeil risqué des perruches
jusqu’à ce que
… jusqu’à ce que tu frôles en passant une femme
et au-dedans la solitude répond
telle la simandre des pâques
comment ensuite tout tomberait dans le noir
de la résurrection
et alors éclopée
l’inquiétude fêtarde de la chatte
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VILLE, PHOSPHORE MUET
Il y a des jours
où la ville
traîne près de moi – doucement
comme les entrailles du silence
mains
et leur mémoire chimique
l’éternel
vêtu de son chemisier en pierre
col fermé
fissures rougeâtres
dans le mur de l’effroi journalier
messieurs d’âge mûr
tels des poissons qui rappellent
l’empressement inouï de l’indolence
sur le dos des coraux
mélancolie d’une rue
qu’un chat
attrape au vol
comme s’il attrapait un moineau
quelque mot figé
près duquel éclate le rire
vers l’ergot morose des menhirs
quelque gué assoupi
où
le noir-cœur lime les poignées des portes
sommeil pour étrennes
derrière les rideaux
en vient à nommer
le crâne chauve du paradis
échappé au cartable d’un écolier
roulant sur l’asphalte
le chiffre obèse :
deux
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CŒURS DE PROIE
Ha ! me dis-je
si la nuit enfantait
le lait serait
une jetée de papillons
l’écho de l’aorte demeure
autant que le grain de rosée
sur la soif taciturne
du monolithe
voici :
ceci est
un cœur de proie
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NUL PATERNEL –
chanson sur le bleu
Il existe – ce dédain de l’instant
où l’ouïe
se lie à un autre
à travers le dos d’un spectre
cette
aveugle croisée du sommeil
devenu bleu
« car qui pourrait
nous gâter davantage – toi
à tel point toi à tel point nul que tu oublies
jusqu’à la tête
cassandre enneigée entre les poignets »
sinon –
il existe un murmure
qui soigne les résilles
dans la mélancolie de l’acte
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RÉSISTANCE AU CHANT
Portillon de veillée – ai-je dit
par lequel les pattes de l’abîme
apprennent à faire du crochet
Pays de l’aurore –
quel pain pétrir
de ses miettes ?
j’ai envahi
mon enfance même
avec les armées de cette entente infinie
ainsi soit-il !
– adjugé à Dieu
« c’est par amour pour lui
qu’est arrivé ce qui est arrivé »
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L’ADOLESCENT
– sculpture en arômes
Visages envahis d’impatience
leurs yeux ressemblent parfois
à l’instant
où
un seul arbre
du bois dormant
sursaute pendant son sommeil
(ils sont plus jeunes
que nul autre
car ils ne savent pas encore
l’empressement du chagrin)
toujours assis sur quelque bord
ils enterrent le gouffre
un abîme devenu ruban
comme un frère qui refait
le chemin à l’envers
le visage du silence
porte le deuil continu
de leur apitoiement
à la vue d’un oiseau impavide
– eux, ils savent
nés
des flous renoncements de la glaise
ils commencent chacune de leur lettre
par « cher dedans » – une sorte de fraîcheur
pour étouffer le mystère
soupçonnant l’orchidée
d’avoir un sexe
plus honnêtes
que le poème écrit par le poème
leurs paroles
sont un étrange attelage
de l’éloignement
demandez à la femme
peut-être la seule harmonie sans souci
à chaque fois remplacée par un geste ou par un danger
(fracas moyenâgeux c’est sûr vous connaissez)
de ses épaules dévêtue à la hâte
elle porte en elle l’adolescent
tel un souvenir
le souvenir de celui qui viendra
demandez
au grand gaillard
le dompteur d’arômes
aux deux visages
sous la menace du verglas « rira bien qui pourra »
« je connais le pas édenté du coucher
quand il essaie le dos du pigeon »
alors que les bestioles moues des haies
allument les attentes
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ALCOOL SOUS CONTRÔLE
à Ioan
En hiver
quand les muscles du cœur
sont à nouveau précis
et les attentes se mettent à neiger
au carrefour du cri
quand les perdreaux se baladent
dans le canon du fusil
et attirent
des éclipses de pissenlits
baisers
tels des pousses éclatent
tels des égarements adoptifs
j’enfonce un pied dans la douleur
comme dans la marne
et nul pigeon ne sursaute
hélas le sourire – quel peson précis
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LION EN HIVER
– OU L’IMMORALE APPRÉHENSION DES CONCEPTS
à Ion Caraion
Tête comme un clocheton
elle tangue se dandine
délace
le cordage tiré par le cri
en somme je parle
de l’insoutenable violence
de la vie
faite de mots
et cet esgourdeur
n’goulou n’goulou
véreux
à peine ai-je ouvert la bouche
que ma jugeote
voit ses cornes pousser
– oui madame
j’ai faim de ma mère et j’ai faim de mon père
et cet esgourdeur
n’goulou n’goulou
véreux
pense
aux histoires dont on le gavera
pense
avec quoi
on pourra
lui blanchir les ossements
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DÉFENSE DE LA PITANCE
Je n’ai pas arraché les cheveux d’Ophélie
ni je ne lui ai coupé les ongles des pieds
comme disait l’autre
je ne sais ce que la rivière a dit
mais cela ne signifie pas
que je vis la queue basse
ou que j’ai voulu pourrir la vérité
(je sais
la même musique stérile
relie les étoiles
et fait naître le feuillage parfait des lois)
mais tant qu’ils fracassent des cailloux
avec leur écho tentaculaire
et qu’ils sont inséparables
lèvres en feu
plus vorace sera la fissure
dans les pleurs de ceux
qui ne savent autre chose que le murmure
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ÉPITAPHE
à L.U.
Il fit sa demeure en solitude
comme d’autres en Alexandrie
dans sa piaule il trottait des jours entiers
pour oublier celui qu’il était
et il fut la chair
qui alluma les trompettes
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LE POÈME
Sur le rêve (une science du silence)
et sur la poésie
on ne peut d’une même façon dire
qu’une chose
– ainsi va la vie
(la gaie mémoire
semble trotter en babouches)
gorgée de fredons
l’humilité
que seul le poème connaît
et nous buvons
ce que l’œil a noyé –
un soleil
né de la soif
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RACINES
Celui qui pleure sur lui-même
revient à chaque fois
alors que moi
je ne fais confiance
qu’aux inconnus
oui
une vie remplie d’abandons
pour garder le lien avec l’ange
la main le sait bien
voyageur tout aussi pressé
qui prend toujours le devant
et caresse
la trace d’une fougère
« dans le tunnel à deux bouches »
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RAVISSEMENT DE LA LUCIDITÉ
Appuyé contre
ce murmure
que lape la tour du château
à cette heure – je connais
un seuil
en fumée
après tant de caresses
je peux imaginer
la pièce insensée des nerfs
quatre murs
et rayons des rayons
farcis de pas
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Leur respiration
telle une pluie fine
est une voûte pure
qui durant la nuit
abrite la ville
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IMMUABLE INSTANT DANS L’ÉTERNITÉ QUI S’ÉCOULE
Telle la tête qui remue entre les neiges
seuls papa et maman
sont infinis
tout le reste caille
après chaque défaite ou chaque victoire
(mais ceci n’est rien)
j’ai un goût de moi dans la bouche
de cette surprise il n’y a plus que les conques
dont les enfants bâtiront leurs châteaux
de sable eux seuls plus heureux
que la poésie de l’adolescent
et l’autre – mûr – oubliant
de changer sa fiancée en une mère qui emmène
la poésie dans la rue comme on emmène un enfant
toujours reniflé par l’ange et par les soucis le poète
est d’autant plus grand
que le goût dans sa bouche est plus vrai
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Cigales
cachées par les senteurs
ont fait de la nuit
une biche apeurée
dans l’air du soir
ta respiration
a embrasé
une caravelle d’épices
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MON PÈRE
Dans mes yeux
noirs
noirs
la béatitude d’une profusion de scies.
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RIEN REVERDY
L’horizon n’a qu’un seul ver
rien de merveilleux n’y arrive
étrange – ne reste que la certitude
avec laquelle le rien creuse ses intrigues
(le levant
a toujours cinq doigts…)
mon cerveau m’effraie
tel un trapéziste
sans filet
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AU PLUS CHAUD DE
Lourd cortège
d’oiseaux de proie
chacun sa cage sur le dos
– ce ne sont pas des oiseaux mon amour
ce sont tes poèmes
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FIERS !
On le dit peut-être par peur
les tunnels comme les étoiles
sont des êtres vivants
qui ont égaré leur colère
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Le souvenir d’un caillou
mort lui aussi :
ci-gît l’orgueil
caravelle esseulée de soif
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DISTINCTION ENTRE LA BIOGRAPHIE ET L’HISTOIRE
La plaine tue
celui habitué à ne penser
qu’à soi
un enfant
traque les moineaux de son lance-pierre et
le soir tombe
comme un rideau
abattu par les métaphores
remous lassants
où
chaque ange vient se poser
sur le crâne qui lui est dû
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GLOIRE
(j’avais si froid
j’ai pris ma main
je lui ai dit toi
et nous nous sommes embrassé jusqu’au petit matin).
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Quiétude – moucharde de la nuit
fait son compte rendu :
rosée
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©
- Textes : Eugen Suciu (n. 1952), Bucuria anonimatului [Joie de l’anonymat], Bucureşti, Editura Semne, 2011.
Première édition : Bucureşti, Editura Albatros, 1979.
Pour la présente édition :
conception graphique par Mircia Dumitrescu;
rédaction, photographies et portrait de l’auteur par Orbán Anna-Mária.
- Du même auteur : Motanul, Bucureşti, Editura Cartea Românească, 2011.
Lecture roumaine par Mihai Şora :
- Traduction du roumain : Luiza Palanciuc | janvier 2012 |
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Pour citer cette page : Restitutio Benjamin Fondane
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